INTERVIEW
Élisabeth Bouchaud
BONJOUR, POUR COMMENCER POUVEZ-VOUS VOUS PRÉSENTER ?
Je m’appelle Élisabeth. Je suis physicienne et comédienne de formation. J’ai fait mes études à Paris, puis j’ai poursuivi en menant une carrière de chercheuse.
Mais en parallèle, j’ai toujours continué à faire du théâtre, à jouer, à écrire, même si c’était de façon assez épisodique, compte tenu du temps qu’exige la recherche scientifique.
Je fais du théâtre depuis mes 23 ans, donc… depuis un certain temps ! J’ai commencé à jouer quand j’étais en troisième année d’école d’ingénieur. C’est une passion qui m’a toujours accompagnée, en parallèle de mon parcours scientifique.
En 2014, j’ai décidé de faire le grand saut et de trouver un lieu pour inverser la vapeur : qu’il y ait désormais plus de théâtre que de science dans ma vie ! C’est comme ça que j’ai repris le bail d’un petit théâtre du 18e arrondissement de Paris : La Reine Blanche. Il portait déjà ce nom, que j’ai choisi de garder. Je le trouvais à la fois poétique et politique, il évoque à la fois Blanche de Castille et Lewis Carroll.
J’aime dire que j’ai « soigné ma schizophrénie » en réunissant mes deux passions : la science et le théâtre. La Reine Blanche est devenue un lieu de médiation entre les sciences et le public. Toute la programmation ne tourne pas autour de la science, mais une grande partie en est inspirée, aussi bien par les sciences dures que les sciences humaines. Après tout, le théâtre s’est depuis longtemps emparé de la psychologie ou de la sociologie ; pourquoi pas de la physique ou des mathématiques ?
COMMENT FAITES-VOUS COHABITER LE THÉÂTRE ET LES SCIENCES DANS VOTRE PROGRAMMATION ?
Ce ne sont que des créations professionnelles. La programmation n’est pas centrée sur mes propres textes. D’ailleurs, je mets rarement en scène mes pièces. J’aime faire appel à d’autres metteurs en scène, à d’autres équipes artistiques. Ce que j’écris ne représente qu’une petite part de la programmation.
Nous travaillons autour de deux grands axes :
- Des œuvres de fiction, comme ma série théâtrale Les Fabuleuses, consacrée à de grandes figures féminines qui ont fait la science. Nous avons produit aussi, par exemple, une très belle pièce italienne Galilée, le mécano, sur la figure de Galilée, un texte de Marco Paolini, c’était un spectacle magnifique. On a eu aussi Fission de Jacques Treiner et Olivier Treiner sur la fabrication de la bombe atomique.
- Et puis des formes hybrides, comme le festival Les Savants sur les planches ou le festival Des clics et des sciences, qui sont des rendez-vous annuels. Dans le premier cas, un ou une scientifique vient parler de ces recherches, ou tout au moins de sa discipline. Ce discours scientifique est mis en résonance avec une performance artistique qui peut être théâtrale, mais aussi de la musique, de la danse, de la jonglerie, de la vidéo… toutes sortes de choses qui permettent de rendre sensible le discours scientifique pour le plus grand monde.
Mon objectif, c’est d’attirer au théâtre des publics qui ne sont pas convaincus d’avance que la science est une bonne chose ou un facteur de progrès. J’essaie d’aller au-delà du « public captif » déjà acquis comme des ingénieurs ou des professeurs à la retraite, auquel par ailleurs, j’appartiens moi même.
COMMENT PARVENEZ-VOUS À TOUCHER CE PUBLIC NON CAPTIF ?
C’est souvent un public qui vient d’abord pour d’autres propositions, plus purement théâtrales. Puis, petit à petit, il se laisse tenter par nos soirées à thématique scientifique. Et la plupart du temps, il ressort convaincu que la science, finalement, ça peut être aussi pour lui.
Je crois aussi que c’est plus facile de pousser la porte d’un petit théâtre de quartier que celle d’un musée ou d’un établissement d’enseignement supérieur. C’est moins intimidant. C’est sur cette proximité que je mise.
Et au vu de l’engouement du public, notamment pour Les Fabuleuses, qui met en lumière des femmes de sciences oubliées ou méconnues, mais dont les découvertes ont parfois changé la face du monde, je crois que le pari est plutôt réussi.
Nous avons encore le rêve de toucher plus de monde, bien sûr. Mais déjà, au Festival d’Avignon, où nous avons une petite salle de 50 places, nous avons fait salle comble sur deux des épisodes présentés, et la troisième pièce a tout de même attiré beaucoup de monde. Ce sont des spectateurs passionnés de théâtre, mais qui, pour la plupart, ne sont pas familiers des sciences, et c’est précisément pour eux que ce travail prend tout son sens.
ET L’ÉCRITURE, ELLE EST VENUE DE VOTRE ENVIE DE RELIER CES DEUX MONDES ?
Pas au début, non. J’ai beaucoup écrit avant d’avoir La Reine Blanche, et à l’époque, mes textes n’avaient rien à voir avec la science. J’ai toujours aimé le théâtre pour le texte avant tout. C’est l’amour du verbe, de la littérature, qui m’a menée au théâtre.
Mais avec la reprise du théâtre en 2014, j’ai commencé à relier mes deux univers. Parce que je suis effrayée, vraiment, par le manque de culture scientifique. Il y a aujourd’hui énormément de questions de société; le climat, l’énergie, les épidémies, le genre, l’intelligence artificielle,… sur lesquelles on ne peut pas avoir une opinion éclairée sans un minimum de culture scientifique.
Je crois que c’est une responsabilité citoyenne : il faut éduquer, partager, transmettre. C’est une forme d’éducation populaire centrée sur les sciences. Et le théâtre, pour moi, est un formidable outil de médiation.
Les spectateurs sont souvent séduits par le rythme, la mise en scène, la qualité du texte… et en même temps, ils découvrent des savoirs. Prenons l’exemple l’ADN : tout le monde parle de “l’ADN”, mais peu de gens connaissent vraiment l’histoire de cette découverte. Comprendre d’où viennent ces mots, ces notions, ça donne du plaisir.
Et la culture, c’est ça : elle nous aide à décrypter le monde, tout en procurant le plaisir de comprendre.
VOUS DIRIGEZ ÉGALEMENT UN THÉÂTRE EN AVIGNON ?
Oui, tout à fait. Avignon–Reine Blanche est un petit théâtre de 50 places, installé au rez-de-chaussée d’un hôtel particulier du XVIIIᵉ siècle, à deux pas du Palais des Papes et de la place Crillon, à l’intérieur des remparts.
C’est l’antenne avignonnaise du théâtre parisien La Reine Blanche. La programmation y est exigeante et variée, avec une place importante donnée aux textes contemporains. Une partie des spectacles s’inspire des sciences et de leur histoire, comme à Paris.
Et à Paris, La Reine Blanche est complétée par La Salle Blanche, une école de formation que nous avons créée avec le comédien Xavier Gallais et le dramaturge Florient Azoulay.
J’y anime des ateliers d’écriture. On n’a jamais le temps de finaliser, parce que ça prend du temps, mais le but c’est que les élèves aillent aussi loin que possible dans le projet d’écrire une pièce de théâtre sur un sujet scientifique, pas dans le détail scientifique mais plutôt comment la recherche se fait, comment certaines populations, notamment les femmes, en sont parfois exclues. C’est plutôt à cet aspect là qu’ils s’intéressent qu’au cœur de la recherche scientifique qui leur échappe souvent.
AVEZ-VOUS UN LIEN AVEC LE THÉÂTRE AMATEUR ?
Pas directement, mais j’ai eu deux occasions d’y être associée et j’ai trouvé ça passionnant. J’ai notamment été invitée il y a quelques années au festival de Cholet, un festival de théâtre amateur, et j’ai été très impressionnée par le niveau. Honnêtement, à part le fait que les gens ont un autre métier à côté, je ne vois pas tellement de différence avec le théâtre dit professionnel !
Et d’ailleurs, une de mes pièces sur Marie Curie Le paradoxe des jumeaux, que j’ai coécrite avec Jean-Louis Bauer, a été montée et beaucoup jouée en Bretagne par une troupe amateur. J’en ai bien sûr donné les droits tout de suite, parce que je trouve important que ces textes vivent, et je suis ravie qu’ils soient joués par des amateurs.
Je serais ravie que d’autres troupes amateurs reprennent mes textes. Pour la plupart d’entre eux, ils sont édités à l’Avant-Scène Théâtre.
EST-CE QUE POUR VOUS FAIRE ET ÉCRIRE DU THÉÂTRE EST UN ACTE POLITIQUE ?
Pas forcément. Mais le mien l’est parce que j’essaye d’en faire une oeuvre d’éducation populaire et par ailleur j’ai une démarche féministe : je m’intéresse à la place des femmes dans les sciences, à la façon dont l’histoire a effacé certaines d’entre elles, et j’essaie de préserver ce matrimoine. Et, dans le même esprit, je veille aussi à promouvoir des autrices et des metteuses en scène, ce qui n’a pas toujours été évident dans le monde du théâtre.
UNE ACTUALITÉ ? DES PROJETS À VENIR ?
Le 22 janvier sera créée La Découvreuse oubliée, qui raconte l’histoire de Marthe Gautier. Ce sera le quatrième volet de la série Les Fabuleuses.
UN MOT POUR TERMINER ?
Tout le monde devrait faire du théâtre ! Vraiment. Il faudrait en faire très tôt, dès le plus jeune âge. Et d’une certaine manière, c’est aussi un discours politique : nous vivons dans une société très fragmentée, où chacun s’entoure de gens qui pensent comme soi. C’est un grand danger pour la démocratie représentative.
Le théâtre, lui, est l’art de la représentation, et en ce sens, c’est une formidable école de démocratie.
