INTERVIEW
Paul Raveaud
BONJOUR PAUL, POUR COMMENCER POUVEZ-VOUS VOUS PRÉSENTER ?
Je m’appelle Paul Raveaud, je suis retraité, j’ai bientôt 77 ans. Et je me suis intéressé — ça fait maintenant un moment — à ce qui a été la captivité de mon père. Donc ça m’a amené à faire un travail de recherche, à reconstituer son parcours comme prisonnier pendant la guerre, à consulter des archives, en Allemagne, en France, etc. Et à partir de là, j’ai pu écrire un ouvrage.
Ce travail m’a mis en contact, d’une part avec des gens en Allemagne, qui travaillent dans un musée installé dans un ancien Stalag. Les Stalags, c’étaient les lieux où les prisonniers étaient regroupés avant d’être envoyés en Kommando, c’est-à-dire dans des unités de travail. Il y a, à ma connaissance, deux anciens Stalags en Allemagne où les baraques existent encore. Mon père a connu deux Stalags dont celui-là le IX A, qui se trouve au centre de l’Allemagne, dans la Hesse. Et là, il y a encore les baraques, un mémorial, un musée, des archives, des gens qui font un vrai travail de recherche.
Ce travail m’a permis de faire connaissance avec cette équipe-là, mais aussi avec d’autres descendants — des enfants, souvent des petits-enfants — qui s’intéressent aujourd’hui à la captivité de leur père, de leur grand-père, parfois même de leur arrière-grand-père.
Et c’est à partir de là qu’est née l’idée… On s’est dit : « Tiens, et si on essayait de travailler ensemble ? » Et puis, très vite, on s’est dit que ce serait bien d’avoir une association, parce que ça permet de faire plus de choses. Alors on a créé l’ADAPG — l’Association des Descendants des Anciens Prisonniers de Guerre des Stalags IX A, IX B et IX C…
POUVEZ-VOUS NOUS PARLER DE VOTRE ASSOCIATION ?
Avec cette association, et en lien avec le musée en Allemagne, on a eu l’idée de faire une exposition. On s’est rendu compte que la captivité était très peu connue, en France, mais curieusement aussi en Allemagne. Donc on a lancé ce projet d’expo. L’idée est née en 2019, mais il y a eu le COVID, puis d’autres choses qui nous ont ralentis. On a vraiment repris le travail en 2021-2022. Et l’exposition a été finalisée à l’automne dernier.
On a passé pas mal de temps à la concevoir : définir ce dont on voulait parler, parce que le champ est immense… On ne pouvait pas tout traiter. On s’est dit : on ne va pas faire une histoire exhaustive du système de captivité — c’est un peu aride — mais plutôt parler de la vie quotidienne des prisonniers. Ces hommes, souvent âgés d’une trentaine d’années, ont passé cinq ans, parfois plus, en captivité. On a voulu montrer leur quotidien : le travail, la nourriture, la santé, les soins, l’éloignement, les problèmes psychologiques, les amitiés… et tout ce que cela implique.
À partir des archives du musée et de nos propres archives familiales, on a choisi une série de thèmes. Ensuite, les sujets ont été répartis entre nous pour écrire les textes. Et là, encore une fois, ça a été assez long. Pour ma part, je suis assez exigeant : je veux que les textes soient bien écrits, de qualité, tout en restant accessibles. C’est un exercice de synthèse compliqué, parce qu’il y a beaucoup d’informations, beaucoup d’éléments visuels aussi — des photos, des documents, etc.
On a travaillé en binôme avec le musée allemand. C’est le musée qui a choisi un graphiste avec qui ils ont l’habitude de travailler, et aussi l’imprimerie. Les panneaux sont bilingues : une face en français, une face en allemand.
L’exposition a été terminée à l’automne. Elle a d’abord été présentée à Francfort, au lycée français international Victor Hugo. Et on a eu un grand succès auprès des lycéens. Ensuite, elle a été exposée dans une ville au centre de l’Allemagne, à Wetzlar. Elle est encore actuellement en Allemagne. Elle arrive en France ce mois-ci, en avril. Ensuite, elle fera un parcours dans différentes villes : elle ira dans le nord-est, puis à Metz, puis dans le centre avec un passage en Auvergne, puis à Rennes, puis elle reviendra à Livron. Elle sera également présentée à Paris en décembre 2025. Ensuite, elle sera à Lyon de fin novembre 2025 à fin janvier 2026.
Aujourd’hui, on est plutôt dans le travail de coordination : installation de l’exposition dans les différents lieux, relations avec les communes, les associations, la presse, la logistique, le financement… C’est un gros chantier, mais c’est passionnant.
QUI SONT LES MEMBRES DE L’ASSOCIATION ?
Actuellement, on est une quarantaine. Tous des descendants de prisonniers de guerre — leurs enfants, leurs petits-enfants… et même un arrière-petit-fils ! On est huit dans le bureau, à égalité parfaite : quatre femmes, quatre hommes. Il y a quatre descendants directs, et quatre petits-enfants.
Et ça, j’y tiens beaucoup. Parce que moi je porte ça depuis pas mal d’années, mais bon, il y a un moment où il faut penser à la suite. Il y a un problème d’usure, c’est normal, et surtout un besoin de renouvellement. C’est essentiel. Une association, si on ne la renouvelle pas, ça tourne vite à l’entre-soi. J’en ai vu plein, d’associations, où les gens sont enfermés dans leur propre histoire, et il ne se passe plus rien. C’est un peu dramatique. On prend des habitudes, et moi-même je le vois bien : j’ai mes façons de travailler, etc. Alors, on fait très attention à ça.
Et puis, cette exposition, elle va tourner encore quelques années. Mais ensuite, on passera à d’autres thématiques. Il y a encore beaucoup à faire.
COMMENT VOYEZ-VOUS LA SUITE DES TRAVAUX DE L’ASSOCIATION ?
Je suis sociologue de formation, donc je reste attentif à ce qui se fait du côté universitaire. Là, récemment, j’ai pris contact avec une historienne — elle a fait sa thèse sur les enfants pendant la guerre. Elle travaille sur les parcours d’enfants en France, en Allemagne et en Italie. Elle va bientôt sortir un livre. Je lui ai proposé d’intervenir dans une conférence, par exemple à Paris, là où l’exposition sera présentée. Parce que c’est un domaine qu’on connaît très mal : qu’est-ce qu’ont vécu les familles pendant que les pères étaient sur le front ou en captivité ?
Et plus j’en parlais avec elle, plus je me rendais compte à quel point c’est passionnant. Parce que les témoignages d’enfants sont très contrastés : certains ont vécu une enfance presque normale — ils étaient du côté de Bordeaux, ils jouaient, ils allaient à l’école — tandis que d’autres ont vu leur famille déchirée par la guerre. On connaît très mal le vécu réel des femmes aussi, concrètement, pendant ces années-là.
Mon père, quand il est parti, il avait déjà deux filles. Donc ma mère s’est retrouvée seule, avec deux enfants, sans le salaire du mari, avec des aides sociales qui étaient très limitées. Et tout ça, on ne le connaît pas très bien. Les historiens ont surtout travaillé sur la captivité, sur les conflits, mais peu sur le quotidien des familles restées à l’arrière.
Il y a bien quelques travaux — en sociologie, en histoire — sur la population, ou sur la collaboration, sur Vichy, Pétain, etc. Mais sur la vie quotidienne, sur ce que ça voulait dire d’avoir huit ans en 1942… pas tant que ça. J’en parle souvent avec un ami à moi, il a 90 ans maintenant, il avait dix ans à la fin de la guerre. Il s’en souvient très bien, parce que c’est une période qui marque la mémoire des enfants.
VOUS AVEZ VU LA PIÈCE “MOI, GEORGES NOSSENT, PRISONNIER DE GUERRE”, QUE PRÉSENTE LA TROUPE DE GILLES CHAMPION. QU’EN AVEZ-VOUS PENSÉ ?
J’y suis allé avec mon fils aîné et mon épouse, c’était en janvier, je crois. Et pour être honnête, j’y suis allé un peu sur la pointe des pieds.
Parce que Gilles a construit sa pièce à partir des lettres d’un soldat qui était interné dans un oflag — les camps réservés aux officiers. Ces officiers n’avaient pas le droit de travailler, donc ils avaient beaucoup de temps libre : ils écrivaient, montaient des conférences, faisaient du théâtre… Ce n’était pas du tout les mêmes conditions que pour les prisonniers envoyés au travail, comme mon père, qui travaillait dans une mine. C’était dur, physique, et les journées étaient très longues.
Et puis ce soldat-là, d’après ce que j’ai compris, était dans un oflag un peu particulier, où il y avait une sorte d’élite de l’armée française. Ce n’est pas représentatif de la captivité du plus grand nombre.
Mais en réalité, j’ai trouvé que la pièce de Gilles met très bien en lumière des choses essentielles : la solitude du captif, la durée interminable de la captivité, la coupure avec les proches, l’attente… Et puis ce besoin de s’accrocher à quelque chose, en particulier la foi. Le personnage est très croyant, et ça m’a parlé, parce que dans les lettres de mon père — que j’ai toutes conservées — il parle souvent de la messe, de l’importance de l’office.
Historiquement, il y a effectivement eu un regain de religiosité chez les prisonniers. Mon père, catholique pratiquant, souffrait beaucoup quand il n’y avait pas de prêtres ou de pasteurs disponibles. Parfois, il passait des mois sans pouvoir assister à un office. Il écrivait combien ça lui manquait. Et en même temps, les offices étaient un moment où ils pouvaient un peu s’échapper du quotidien du camp, de la promiscuité, des tensions… parce qu’il faut imaginer : vivre H24 avec les mêmes hommes, les mêmes blagues, les mêmes histoires, les caractères qui s’usent… Ce n’est pas simple.
Et puis il y a dans la pièce une très belle histoire d’amour, tragique, qui traverse toute la narration. Moi, j’ai beaucoup aimé. Et surtout, je crois qu’il n’y a pas d’autre création théâtrale sur la captivité. Il existe des films, bien sûr, mais au théâtre, non. Peut-être quelques créations amateurs, mais rien de connu.
(La troupe Fun en Bulle présente une déambulation à l’occasion de cette date d’anniversaire → lire l’article complet de Jean-Luc Felgeirolle)
J’ai beaucoup insisté tout à l’heure sur la durée, et là aussi, c’est quelque chose que la pièce met en lumière. Je reviens là-dessus parce que c’est fondamental : entre le moment où mon père envoyait une lettre à ma mère et celui où il recevait la réponse, il se passait en moyenne un mois et demi. Parfois plus. Alors aujourd’hui, on écrit un message et la personne l’a le jour-même, parfois dans la seconde. Mais là, c’est complètement autre chose.
Imaginez… vous envoyez une lettre à la personne que vous aimez, et vous savez que vous n’aurez pas de réponse avant 6 semaines. Et encore, s’il n’y a pas de rupture dans les courriers. Mon père, un jour, s’est inquiété. Il écrivait à ma mère, qui lui envoyait des photos, et à un moment il lui dit : “Mais tu es triste, qu’est-ce qui se passe ?” En fait, elle avait eu un grave accident. Et elle lui a caché pendant toute la guerre. Elle lui écrivait “tout va bien”, elle mettait en scène des histoires pour lui faire croire qu’elle allait bien, alors qu’elle était à l’hôpital. Et lui n’en a rien su.
Et puis à la fin de la guerre, les courriers ne passaient plus du tout. Il y avait eu la rupture diplomatique, la poste ne fonctionnait quasiment plus. Parfois une lettre par l’Angleterre, mais très rare. Donc ma mère, elle n’avait aucune nouvelle, et elle entendait à la radio que les bombardements s’intensifiaient. Mon père était près de Kassel une ville qui a été massivement bombardée par les Américains. Et dans une rare lettre, il lui dit : “Oui, ça tombe souvent, mais t’inquiète pas, on est prévenus, on se met à l’abri…” — vous recevez ça et vous savez que vous n’aurez pas d’autre nouvelle avant un mois… Vous imaginez l’angoisse ?
Et c’est cette anxiété que la pièce de Gilles rend très bien. L’extrême joie quand une lettre arrive, mais en même temps la peur de l’ouvrir. “Qu’est-ce qu’il va y avoir dedans ?” Un décès, une mauvaise nouvelle, une rupture de lien ? Le théâtre, je trouve, rend ça très fort. Parfois plus que les livres.
J’en parle souvent quand je fais des interventions dans des lycées. Cet exemple des lettres, et puis aussi un autre : la question du lien entre les pères et les enfants. Mon père a passé six Noëls d’affilée sans revoir sa famille. Quand il est parti, ma sœur Michelle avait 6 mois. Quand il est revenu, elle avait 6 ans. Il n’avait pas vu grandir ses enfants.
Et dans ses lettres, il y a des choses magnifiques. De véritables lettres d’amour. Certaines sont trop intimes pour être publiées, mais j’en montre parfois quelques-unes. Il dit : “Quand je rentrerai, je viendrai de nuit non pour te surprendre, mais uniquement pour te voir et t’embrasser la première ”. Il n’était pas lettré, mon père — il était maçon, il n’était pas beaucoup allé à l’école — et pourtant ses mots sont d’une beauté incroyable. D’une simplicité bouleversante.
Et ça aussi, la pièce le rend bien. Ce qu’il y a de très fort aussi, c’est que ces prisonniers, ils devaient écrire sur des formulaires : 25 lignes, pas plus. C’était censuré. Donc chaque mot comptait. C’était comme un SMS, mais avec du cœur dedans. Et malgré ça, les lettres sont très bien écrites, presque sans fautes. Quand je compare à certains mails d’aujourd’hui…
Ce que j’ai vraiment retenu de la pièce, c’est ça : le ressenti. Elle met bien en valeur le vécu du prisonnier, mais aussi de sa famille, de ses proches. Cette attente, ce silence, cette distance… C’est très fort.
VOUS AVEZ ÉCRIT UN LIVRE QUI S’APPELLE « ABSENT » POUVEZ-VOUS NOUS EN DIRE UN PEU PLUS ?
Alors, au départ, je ne pensais pas du tout écrire un livre. Je m’étais mis à faire des recherches sur la captivité de mon père, en me disant : “Tiens, je vais faire un petit 4 pages.” Moi j’aime bien écrire, j’ai un métier qui m’a amené à pas mal écrire, donc ça me plaisait. Et l’idée, au début, c’était simplement de faire quelque chose pour les enfants, les petits-enfants — un petit truc familial, quoi, pour qu’ils connaissent leur grand-père.
Et puis… petit à petit, je me suis retrouvé avec une masse d’informations qui dépassait largement les quatre pages. Au départ, ce n’était pas du tout pour être publié. C’était vraiment pour laisser une trace solide, avec des informations vérifiées. Tout ce que j’écris, je le source. Je n’ai rien écrit que je ne puisse prouver. Parfois, j’imagine ce que mon père a pu penser, mais dans ce cas-là, je dis bien que c’est une supposition.
J’ai eu un moment de doute sur la forme : est-ce que j’accompagne le récit avec un gros travail de contextualisation historique ? Mais finalement, j’ai décidé de l’enlever, parce qu’on ne peut pas faire à la fois un livre d’histoire et un récit personnel. Et puis je ne suis pas historien. Donc j’ai fait un livre centré sur mon père, sur son expérience de captif. Il y a quelques petites notes quand il faut, mais très peu.
Je voulais aussi faire un chapitre sur la façon dont Pétain avait utilisé les prisonniers — j’avais commencé, j’avais fait cinq pages — mais je me suis dit : non, là on ouvre une autre problématique, ça sera peut-être un autre travail. Ce que je voulais vraiment, c’était comprendre ce que mon père avait vécu, ce qu’il avait pu ressentir.
Le livre a été bien reçu. Ce que j’ai trouvé très touchant, c’est que des gens qui l’ont lu m’ont dit : “Mais en fait, j’ai retrouvé des choses de mon propre grand-père dedans.” Ça a réveillé des souvenirs familiaux. J’ai eu la chance d’avoir beaucoup de documents : des lettres, des photos, des témoignages. Ça aide beaucoup.
Et puis ce petit travail a intéressé aussi des chercheurs. Il a même été traduit en allemand. Donc oui, ça laisse une trace. Et d’ailleurs, dans l’association, il y a d’autres descendants qui ont écrit ou sont en train d’écrire. On est plusieurs à faire ce travail de mémoire.
Et moi, j’aime bien dire qu’avec nos histoires de vie, on contribue à compléter les savoirs académiques. Parce que les historiens ont besoin de nous. Il y en a un, Fabien Théofilakis — c’est vraiment le spécialiste de la captivité — il est à la fois en France et en Allemagne, et on est en contact. Fabien disait lors d’un colloque : “On attend des familles qu’elles regardent dans leurs greniers.” Parce que ce sont les familles qui ont les lettres, les objets, les récits. Et nous, on les met à disposition. C’est comme ça que l’histoire avance aussi.
ET AU-DELÀ DE VOTRE PROPRE HISTOIRE, VOUS AVEZ AUSSI ACCÈS À D’AUTRES ARCHIVES PAR L’ASSOCIATION…
Oui, alors les archives officielles, on sait où les trouver. On sait comment ça fonctionne. Mais ce qui est vraiment intéressant, ce sont les archives des familles. Parce que là, on tombe parfois sur de véritables pépites.
Je pense à une personne membre de notre association. Elle n’est pas historienne, elle est professeure de danse, élue locale et secrétaire de notre association. Il y a deux ans, en fouillant le grenier de ses grands-parents, elle a retrouvé un portefeuille que son grand-père, qui était prisonnier, avait fabriqué lui-même pendant sa captivité. À l’intérieur, il y avait encore des Reichsmarks, la monnaie du Reich. Elle a trouvé ça un peu par hasard ; Ça aurait très bien pu finir à la poubelle !
Et puis, elle est aussi tombée sur un petit tableau, encadré, que son grand-père avait sculpté: on y voit des prisonniers en train de casser des cailloux pour construire une route. Ce tableau est aujourd’hui dans notre exposition, dans une vitrine dédiée aux objets personnels. Ce sont des petits trésors comme ça, qu’on découvre, et qui sont notre contribution, nous, les amateurs, à cette mémoire. Et franchement, c’est riche. Très riche, même, pour les historiens.
Aujourd’hui, des objets de mon père sont dans l’exposition, ce sont des objets très parlants. Il y a son quart de soldat sur lequel il a gravé les noms des quatre endroits pendant sa captivité. Il a été mis en prison aussi, parce qu’il a tenté de s’évader. Il y a même un peu d’argent qu’il a rapporté — de l’argent du Reich. Ce sont des choses très fortes. Ce que les sociologues appellent des “des actants”, c’est- à dire des objets qui racontent, qui incarnent.
Et je suis convaincu qu’il y a encore des dizaines, des centaines de familles où des cartons dorment, quelque part. Mais pour l’instant, personne n’a pris le temps de les ouvrir. Il faut dire que la génération des enfants de prisonniers nés avant-guerre et qui se rappellent de l’absence de leur père ont aujourd’hui 85, 90 ans… Bientôt, il n’y en aura plus. Et ma génération, celle des enfants de prisonniers nés après-guerre, c’est pareil. Un jour, on ne sera plus là non plus.
EST CE QUE TOUTES VOS RECHERCHES RAISONNENT AVEC LA SITUATION GÉOPOLITIQUE DANS LE MONDE ?
Oui, tout à fait. Juste avant notre rencontre, j’ai lu un article sur un Ukrainien qui avait été prisonnier en Russie, et qui est aujourd’hui réfugié en région lyonnaise. Et pour moi, ça raisonne directement avec ce que j’ai découvert sur la captivité durant la Seconde Guerre mondiale. On apprend beaucoup de choses sur la captivité à travers l’histoire, mais aujourd’hui encore, on parle de milliers de prisonniers — que ce soit en Russie, à Gaza, au Soudan, ailleurs… La captivité, c’est toujours une réalité.
Et plus le temps passe, moins je m’intéresse à la captivité strictement de la période 40-45, et plus je m’interroge sur ce que ça veut dire, être captif. Au sens large.
Il y a un bouquin qu’il faut lire, qui m’a beaucoup marqué, ça s’appelle La peau et les os, écrit par Georges Hyvernaud — il était instituteur, prisonnier de guerre, et c’est sans doute le livre le plus dur que j’ai lu sur la captivité. Il l’a très très mal vécue, et il raconte vraiment toute la dimension sordide de cette expérience. Ce que les prisonniers d’habitude n’abordent jamais. Il parle de la saleté, de la promiscuité, du manque d’intimité. À un moment, il écrit : »C’est de cela que nous sommes captifs, plus que des sentinelles et des barbelés. Captifs des captifs ». Ce n’est pas du mépris pour les autres prisonniers. Il exprime ce que c’est, de perdre toute autonomie, toute liberté. Et ça, ça fait réfléchir.
Je travaille depuis longtemps sur la captivité, sur sa méconnaissance. Notre association a saisi l’opportunité du 80 ème anniversaire de la libération des camps de prisonniers pour faire connaître ce fait important de la Seconde Guerre mondiale avec notre exposition. Mais ce qui m’interpelle aujourd’hui, c’est surtout l’état du monde. C’est la géopolitique. C’est le fait que la captivité continue.
Parce qu’au fond, un prisonnier, c’est un otage. C’est une monnaie d’échange. Regardez Pétain : il s’est servi des prisonniers français comme levier de négociation avec le Reich. En permanence. On les gardait pour ça. Parce que sinon, rationnellement, ça n’a pas de sens. Il faut les nourrir, les surveiller… ça coûte de l’énergie. Mais on les gardait parce qu’ils avaient une valeur stratégique, politique.
Certes, pendant la guerre, mon père était dans un Stalag, et là, il y avait une forme de logique : les Allemands mobilisaient leurs ouvriers pour le front, et les prisonniers servaient de main-d’œuvre dans les usines, dans les champs. Il y avait une certaine rationalité. Mais aujourd’hui ? Quand on parle d’échanges de prisonniers, de centaines de personnes contre deux cents autres… C’est autre chose. Et ce qui est encore plus terrible aujourd’hui, c’est qu’il y a des enfants dans cette situation. Il y a des enfants ukrainiens qui ont été déportés en Russie, soi-disant pour être rééduqués, et qui ont été coupés de leurs parents. On ne sait même pas ce qu’il adviendra d’eux lors de futures négociations. C’est bouleversant.
SELON VOUS, LA CAPTIVITÉ, EST-CE UNE NOTION BIEN PLUS LARGE QUE LA GUERRE ?
Exactement. Et vous savez, en France, on a un haut fonctionnaire qui est chargé des personnes privées de liberté. Ce n’est pas seulement les détenus, c’est aussi les personnes hospitalisées en psychiatrie, les gens dans des EHPAD dans des conditions indignes… J’avais échangé avec un photographe sur cette question-là. On s’est rendu compte qu’il y avait des parallèles forts entre ces situations. Et à Lyon, j’ai bien connu les prisons. J’ai même été chargé de faire une »expertise » pour une administration. Et franchement, on est encore le 17e pays d’Europe en termes de conditions carcérales. Et on n’en parle que sous l’angle répressif.
On parle rarement des peines alternatives. On parle peu de réinsertion. On préfère faire des lois plus dures, enfermer les personnes coupables d’actes délictueux, couper tout lien, même familial. Mais c’est une vision très éloignée de ce que devrait être la justice. La captivité — qu’elle soit physique, psychique, sociale —avec tout ce qu’elle représente, est un des grands oubliés de nos politiques.
UN MOT POUR TERMINER ?
Je vous remercie pour la mise en lumière de notre travail, et pour faire vivre l’histoire de ces prisonniers de guerre, dont mon père a fait partie.
