Paul Ardenne affirmait dans son texte « L’art a-t-il une dimension politique ? », que l’artiste contemporain, quand bien même adopte un propos politique, n’est plus, et de beaucoup, l’équivalent du militant des périodes révolutionnaires.

Philippe Chignier nous démontre dans sa nouvelle pièce de théâtre que l’image peut être politique en mettant en scène le mouvement des colleuses. Ces femmes et hommes, qui se réapproprient  l’espace public en collant sur les murs des feuilles A4 avec des lettres, le tout formant une phrase dénonçant les violences faites aux femmes. Processus artistique simple se réappropriant les formes et les signes.

Nous avons rencontré l’auteur en visioconférence, figure de l’Union Rhône-Alpes de la FNCTA à l’occasion de la sortie de Dazibaos aux éditions de l’Harmattan.

 

INTERVIEW

PHILIPPE CHIGNIER · AUTEUR DE THÉÂTRE 

POUR COMMENCER, VOUS ÊTES UNE FIGURE DE L’UNION RHÔNE-ALPES DE LA FNCTA MAIS POUR LES PERSONNES QUI NE VOUS CONNAISSENT PAS ENCORE, POUVEZ-VOUS VOUS PRÉSENTER ?

Je suis à la FNCTA depuis de nombreuses années… licencié depuis 1986 environ.
Pendant quelques années j’ai été président du Comité Rhône de la FNCTA et également trésorier de l’URRA.  Et j’ai participé à l’organisation du Festival National de Théâtre Amateur Contemporain de Châtillon-sur-Chalaronne pendant 20 ans, dont sept années de 2013 à 2019 en tant que directeur artistique .
C’est là que j’ai rencontré  beaucoup de de troupes d’un peu partout, et dans notre région en particulier.

POUVEZ-VOUS NOUS PRÉSENTER VOTRE PARCOURS THÉÂTRAL ? 

Je vais essayer d’être rapide… alors je suis venu au théâtre en classe de 2nde grâce à un professeur de français qui avait ouvert un club théâtre. Donc ça remonte à très loin !
Par la suite, j’ai fait  plusieurs stages, mais je n’ai pas suivi les voies possibles vers le professionnalisme. J’ai par contre suivi des études de lettres, j’ai été à Paris pendant 4 ans à l’École Normale Supérieure et par la suite je suis revenu dans la région.
J’ai suivi plusieurs stages de théâtre et j’ai été amené à animer un atelier de théâtre dans une Maison pour tous, et c’est là que j’ai croisé la route de la FNCTA en la personne de Monsieur Saby. Et je suis devenu moi-même licencié, en menant en parallèle, un travail d’enseignant de français.
Donc on peut dire aussi que l’écriture m’a accompagné pas mal de temps, aussi bien la mienne que celle des autres, car c’était aussi mon métier .

VOUS AVEZ DONC TOUJOURS ÉCRIT EN PARALLÈLE ?

Oui, bien entendu avec des interruptions, mais j’écris depuis l’adolescence à peu près, donc ça fait partie des pratiques courantes et permanentes !

J’ai commencé à écrire des pièces de théâtre, il n’y a pas si longtemps que ça…  Je dirais au tournant du vingt-et-unième siècle, donc  une vingtaine d’années !

Avant, j’écrivais plutôt des choses pour moi, comme on dit des choses plus personnelles et depuis 3 ans je suis sur l’écriture d’un roman au long cours après avoir écrit une quinzaine de pièces de théâtre publiées ou jouées. 

EST-CE QUE VOUS POUVEZ EN DIRE PLUS PEUT-ÊTRE SUR CE ROMAN ? 

Il se présente comme la biographie d’un écrivain fictif, et mêle l’écriture du biographe aux écrits imaginaires de l’écrivain : journaux, brouillons, C’est donc assez varié avec des récits mêlés, des poèmes intercalés, des notes faussement sérieuses…. À la fin il tient un café librairie et il écrit sur… Non, je réserve la surprise.

C’est un livre de surprises – où les émotions comme les rires et certains rapprochements doivent nous arriver par surprise, quand on s’y attend le moins… avec des rencontres, des voyages, des métiers, des parents et des enfants terribles, des morts aussi. Pas mal d’espoirs et quelques rudes désillusions…

ET VOUS AVEZ ÉTÉ DIRECTEUR DU FESTIVAL DE CHÂTILLON EST-CE QUE VOUS POUVEZ NOUS PARLER DE CETTE EXPÉRIENCE ?

Directeur artistique !  Et non pas directeur tout court parce que ça risquerait de heurter – à juste titre d’ailleurs !

Directeur artistique, donc chargé de signer la programmation du festival avec également quelques initiatives annexes. Cette expérience m’a permis d’avoir une réflexion générale et puis un panorama sur la pratique du théâtre amateur, et de constater au fil des années une évolution quand même extrêmement positive. Quand j’ai commencé à participer au festival dans les années 1999-2000, nous avions  à peu près 25 ou 30 candidatures parmi lesquelles il y avait 5 ou 6 spectacles ou 10 au maximum qui tenaient la route. Dans les années 2015-2020 c’était autour de 60 candidatures, dont une trentaine ou une quarantaine qui  étaient de très bons spectacles, ce qui montre une évolution tout à fait positive.
Et forcément cela m’a permis de rencontrer aussi pas mal de personnes très déterminées et très sympathiques. Ça a été une expérience tout à fait satisfaisante.

Alain Bourbon a repris le flambeau. J’y suis allé cette année et j’ai retrouvé des troupes que je connaissais déjà, des troupes de qualité effectivement, des gens tout à fait engagés dans ce qu’ils font. C’est une reprise satisfaisante, parce que j’ai appris qu’ il y avait quand même 57 candidatures cette année, et il y en avait moins l’an dernier. Donc ça veut dire que ça redémarre bien et c’est très encourageant.

* Vous pouvez retrouver le retour sur la 35e édition du Festival National de Théâtre Contemporain Amateur sur notre site

Pékin recouverte de dazibaos. Source : http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2012/09/chine-dazibao_19.html

UN DE VOS TEXTES, DAZIBAOS, A ÉTÉ PUBLIÉ RÉCEMMENT AUX ÉDITIONS DE L’HARMATTAN, POUVEZ-VOUS NOUS EN PARLER ?

Alors, la pièce n’a qu’un rapport éloigné avec son titre du moins un rapport qui est un peu un clin d’œil et ce que je peux rappeler, c’est que les dazibaos sont des petites affichettes manuscrites que les chinois, du temps de l’empire avaient le droit  d’écrire et d’afficher pour faire des remontrances et exprimer une opinion. Donc ce sont des affiches d’opinion.

Or ce dont je parle moi c’est bien d’un affichage, mais c’est cet affichage que l’on voit dans nos villes depuis quelques temps qui consiste à mettre côte à côte des feuilles format A4 avec sur chaque feuille une lettre et au bout du compte ça forme des phrases et ça dénonce les violences faites aux femmes, parfois aux enfants…cet affichage parle de féminicides, des viols, de toutes sortes d’horreurs que les femmes peuvent subir. Et il y a des gens, qui clandestinement affichent ces choses là dans l’espace public, dans la rue.

 

Photo © @erkahem https://www.instagram.com/erkahem/

Dans cette pièce j’imagine un certain nombre de personnages qui parlent et qui s’expriment autour de ces affiches qui fleurissent dans nos villes et autour de cette question de la violence.Il y a donc plusieurs personnages qui vont exprimer leur avis et se situer par rapport à ces affiches.

La perspective n’est pas celle du témoignage mais elle est celle d’un décalage artistique par rapport au phénomène. Il y a en effet plusieurs personnages dont deux qui ne peuvent être  que féminins. Les autres, je les ai imaginés et écrit en les pensant en tant que femmes mais qui peuvent le cas échéant être aussi interprétés par des hommes.

Je vais en citer quelques uns ; il y a toujours le féminin puis le masculin : la colleuse ou le colleur d’affiches – la décolleuse d’affiches – une employée de la voirie (qui elle est chargée d’effacer les affiches) – une représentante du monde politique, qui est une présidente de la communauté d’agglomération, de ville quelconque, et cetera.

J’ai conçu cette série personnages dans leurs fonctions, c’est-à-dire que l’aspect biographique n’intervient absolument pas. C’est donc leur fonction, le fait d’être maire, d’être employée,  il y a également une présentatrice de télévision, une journaliste…

Et puis au milieu il y a des personnages un peu plus burlesques, par exemple la sachante officielle ou le sachant officiel, qui vient mettre son grain de sel, un petit peu comme ce genre de personnage que l’on voit sur nos écrans à chaque fois qu’il faut un spécialiste, un expert,pour apporter des éclaircissements, donc c’est quelqu’un qui parle sur tout et sur rien !
Ces  personnages ont pour but de mettre un petit peu de sourire et de fantaisie dans cette pièce qui traite de sujets sérieux. Les personnages ne sont pas là où on les attend : c’est l’employée de la voirie qui est aussi artiste peintre et introduit le thème de l’art. La “décolleuse” n’est pas une arriérée ou d’extrême droite mais une fantaisiste un peu névrotique…

Au bout du compte, toutes ces affiches sont effacées, sans malveillance, mais  simplement parce qu’il faut que le patrimoine soit sauvegardé et que la ville reste propre. Donc la question est : Que vaut-il mieux ? Une ville propre ou quelque chose qui dénonce les violences même si ça laisse des traces ?

Et il y a une question qui parcourt la pièce mais qui s’impose vers la fin : quelle est la place de l’art ? Les traces que laisse une époque sont souvent – pas toujours, mais souvent – des œuvres, et qui en disent beaucoup. L’art dans Dazibaos ce sera plutôt l’art visuel, la photo, la peinture, etc… Quelle peut être la place ou le rôle de l’art par rapport à ces questions de société :  l’engagement, la violence…

J’évoque par exemple la fameuse formule de Théodore Adorno sur le fait qu’après Auschwitz, l’art ne peut être qu’une imposture ou un tas d’ordure, alors même que l’on sait très bien que dans les camps, des personnes,  à travers la musique ou l’écriture ou d’autres choses, ont pu garder quelque chose de personnel et de digne par une pratique personnelle ou collective artistique.

Donc il y a toutes ces voix différentes qui s’expriment dans la pièce et qui à la fin arrivent à cette question autour de la pratique artistique.  Et ça se focalise sur un personnage historique, Artemisia Lomi Gentileschi (1593-1656), peintre du 16e siècle très importante dans la peinture de cette époque, qui elle-même a subi un viol et qui a représenté son agresseur sur différents tableaux tout en entrant dans les codes artistiques de l’époque.  On a en particulier,  le tableau de Judith et Holopherne. *

Artemisia_Gentileschi_-_Judith_Beheading_Holofernes_-_WGA8563

* Ce tableau serait aussi une vengeance symbolique suite au viol brutal que lui a infligé le peintre Agostino Tassi, son professeur particulier de perspective. En 1611, son père, le peintre maniériste toscan Orazio Gentileschi (1563 – 1639), dépose plainte. S’ensuit un terrible procès, au cours duquel on torture la jeune fille de 18 ans pour s’assurer qu’elle ne ment pas, et à l’issue duquel Tassi est condamné à un an de prison. Sur ce tableau, l’artiste prête ses propres traits à Judith et ceux de son violeur à Holopherne. Le traumatisme qu’elle a vécu (qui s’est déroulé sur un lit, tout comme le meurtre dépeint ici), est renversé : c’est elle qui terrasse son agresseur ! : source : Beaux Arts Magazine

 

POUR VOTRE PIÈCE, ON PENSE NOTAMMENT À TOUS LES MOUVEMENTS ARTISTIQUES DU DÉBUT 20E SIÈCLE QUI INTERROGEAIENT L’ESPACE PUBLIC QUI ÉTAIT DÉJÀ ENVAHI PAR LA PUBLICITÉ, CES PARTISANS D’ART SOCIAL QUI LUTTAIENT ENTRE AUTRES POUR UNE RÉAPPROPRIATION DE L’ESPACE PUBLIC EN INTERROGEANT LA PLACE DE L’ART.
ICI LES COLLEUSES ONT UN PROCÉDÉ SIMPLE POUR RENDRE VISIBLES CES VIOLENCES. QUELLES SONT LES TRACES LES PLUS IMPORTANTES ? EST-CE SUR LE MUR OU SUR LE CORPS ?

 

Oui, vous parlez de réappropriation du paysage. Est-ce qu’un mur de béton est une chose si précieuse qu’il faille effacer toute forme d’expression que l’on met dessus.

C’est une écriture qui ne se veut pas être une écriture militante,  mais plutôt une écriture qui questionne, qui présente les choses de façon aussi détendue que possible. Elle correspond quand même à un engagement, rien n’est gratuit dans la société.

DAZIBAOS EST DONC VOTRE DERNIÈRE PIÈCE, QUI A ÉTÉ ÉDITÉE EN AVRIL. POUR NOS LECTRICES ET LECTEURS, POUVEZ-VOUS NOUS PARLER DE VOS AUTRES PIÈCES ?

Oui… Pas de la quinzaine de pièces en question, parfois de simples scènes de quelques minutes, mais parmi les plus longues j’ai écrit deux pièces qui traitent de manière différente et également décalées de l’immigration dont une qui s’appelle Down Town et je vous parle de cette pièce parce que d’une part, elle a été créée en France mais aussi en Argentine, d’autre part elle montre une situation paradoxale.

C’est un français qui va travailler à l’étranger et qui émigre pour exercer un travail. Donc c’est bien un français qui va travailler à l’extérieur et qui se trouve en butte à une espèce de délire administratif, que j’ai hélas imaginé assez terrible mais qui finalement n’est pas très éloigné de ce que l’on connaît aujourd’hui sous prétexte de sécurité et de méfiance vis-à-vis de l’immigré.
Cette pièce est toujours hélas d’actualité, peut être plus que jamais, je viens d’en faire une lecture avec deux autres personnes cet hiver dans une association qui se charge d’héberger les gens qui en ont besoin. Et je vais recommencer à Carpentras dans le Vaucluse dans une dizaine de jours.
Donc il y a cette pièce, je m’efforce avec d’autres de la rendre vivante de cette façon là. Et puis bien sûr j’espère que les troupes pourront s’en emparer.
Il me semble que de plus en plus aussi, aller vers des formes de représentation plus légères qui soient mobiles et qui soient non conventionnelles c’est-à-dire aller par exemple jouer dans des lieux non-conventionnels, chez des gens etc…  Et multiplier ce genre d’intervention, ça paraît être quelque chose que les amateurs peuvent faire en priorité

Lorsque j’ai quelques ouvertures et la possibilité de le faire je le fais. Avec une troupe avec laquelle j’ai travaillé pendant 10 ans dans ma région on faisait des spectacles j’allais dire ordinaires, habituels, en salle, et en même temps, nous avons créé des spectacles en appartement, à domicile… Nous l’avions appelé faire du théâtre autrement pour aller auprès de nouveaux publics et aller vers les gens.

En 1995 déjà des compagnies avaient commencé à venir chez l’habitant. J’ai fait venir les 3/8, j’ai travaillé aussi avec la compagnie Ariane. Depuis ça s’est développé et c’est très intéressant. Une façon de jouer entre les mailles des institutions.

 

Down Town - Philippe Chignier

Pour en revenir à Dazibaos, cette pièce est écrite comme une espèce d’oratorio sans note de musique. Les voix comptent beaucoup, il y a un chœur qui intervient aussi dans certaines scènes. Un chœur peut commencer à 2 personnes,  2 personnes qui parlent en même temps, qui viennent changer la forme, de manière un petit peu plus poétique et qui cassent le rythme de la parole, à la manière de Brecht. Des interventions collectives au milieu des dialogues.

En lisant le texte, on s’aperçoit aussi tout de suite qu’il y a très peu de ponctuation et encore moins d’indications scéniques, par contre il y a des retours à la ligne qui marquent un rythme, qui marquent un tempo.  J’ai voulu ça, pour que ce soit le plus ouvert possible sur l’interprétation des comédiennes et comédiens et sur le rôle des metteuses et metteurs en scène. Donc c’est un texte où il y a une confrontation des voix, il y a une rythmique qui est importante mais qui laisse beaucoup d’ouverture et beaucoup de place à l’imagination.

L’attention aux sons, aux voix c’est quelque chose d’assez récurrent quand j’écris. En revanche, le fait de laisser ouvert à différentes formes d’interprétation, je pense que c’est la pièce où j’ai laissé le plus d’ouverture possible, où je suis le moins  intervenu à ce niveau-là. Ça dénote aussi une évolution, je propose des phrases, je propose des points de vue, des opinions, des choses que les gens disent que les personnages disent et puis après  chaque équipe, comédienne ou metteuse en scène, chaque comédien ou metteur en scène en fait ce qu’il veut, ce qu’il voit, se  l’approprie. 

UN PETIT MOT POUR FINIR ?

D’abord merci à vous, et à Gilles grâce à qui cet entretien a pu avoir lieu. Et merci à toutes celles et tous ceux qui voient encore dans le théâtre comme un feu sacré…celui où brûlent nos émotions mais aussi nos interrogations, nos questionnements…

En un temps où beaucoup d’interdits pèsent sur l’opinion, la libre expression -et cela de plus en plus- quand la diversité, la confrontation, l’échange ouvert sont bannis au profit de l’invective, de l’injure, il est plus essentiel que jamais que théâtre se fasse. 

Vous pouvez retrouver sur notre site une présentation de l’auteur et quelques unes de ces pièces

Retrouvez les deux textes de Philippe Chignier édités aux Éditions de l’Harmattan

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